En 1961, René Girard publie aux Éditions Grasset Mensonge romantique, vérité romanesque (MRVR). Professeur de littérature comparée, né à Avignon mais vivant et travaillant aux Etats-Unis, il y mène l'analyse de grandes œuvres littéraires dans lesquelles il perçoit une problématique du désir tout à fait différente de celle ayant cours jusqu'alors.
En analysant les grandes œuvres romanesques (Cervantès, Stendhal,
Proust et Dostoïevski), René Girard repère un mécanisme du désir
humain tout à fait différent. Celui-ci ne se fixerait pas de façon
autonome selon une trajectoire linéaire : sujet - objet, mais par
imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire : sujet -
modèle - objet.
Don Quichotte indique clairement consacrer sa vie à l'imitation
d'Amadis de Gaule, tel que le chevalier à la Triste Figure imagine
qu'il serait. L'Éternel Mari ne peut désirer sa future femme qu'à
travers le désir, suscité par lui, de l'amant de sa première épouse,
qu'il pourra alors imiter. Et M. de Rênal ne souhaite prendre Julien
Sorel comme précepteur que parce qu'il est convaincu que c'est ce que
s'apprête à faire Valenod, qui est l'autre personnage important de
Verrières.
L'hypothèse girardienne repose donc sur l'existence d'un troisième
élément, médiateur du désir, qui est l'Autre. C'est parce que
l'être que j'ai pris comme modèle désire un objet (conçu de façon
étendue comme toute chose dont l'autre semble pourvu et qui me
fait défaut...) que je me mets à désirer celui-ci et l'objet ne
possède de valeur que parce qu'il est désiré par un autre. On
pourrait penser que l'introduction de ce troisième "sommet" dans
l'équation du désir est une complexité supplémentaire purement
théorique et arbitraire de la part de René Girard. D'autant que la
présence de cet Autre entraîne une remise en cause totale de
cet individualisme placé au cœur de la modernité, qui montre l'homme
comme une entité libre et autonome et qui trouve son épanouissement
littéraire dans le type du héros romantique.
Dans MRVR, Girard ne fait que révéler la présence de l'Autre
au cœur du génie romanesque (c'est l'omniprésence de l'Autre
dans le désir qui fait la grandeur de Stendhal ou de Dostoïevski
contre le mensonge romantique du héros divin ou surhumain, en
tous les cas autosuffisant, qui lui illustrerait la trajectoire
linéaire du désir) et la présence de l'Autre se révèle
toujours être une simplification - ou plutôt une clarification - des
situations. Le mensonge romantique que dénonce René Girard n'est que
la tentative d'effacement, de dissimulation du modèle dans le schéma
du désir...
Le triangle du désir >