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Je suis né dans le cœur
douloureux, populaire, bienveillant de cette Ville où, enfants, mon frère
et moi pouvions encore nous agripper aux flancs brûlants de la Butte, sans être dérangés par le
feulement empoisonné des voitures.
De rares chevaux continuaient de faire sonner le
pavé de leurs lourds pas ferrés. La Ville vivait de mille et un métiers, de cris familiers,
de chansons des rues, certainement aussi de misère et de crasse, mais elle vivait...

Pourtant, elle n'existait
déjà plus qu'entre les pages de Sue ou d'Hugo. L'urbanisme de la "ligne droite"
en avait fait un assemblage rigoureux de perspectives ouvertes sur des monuments vides de sens,
prêtes à être dévorées, quelques décennies plus tard, par le monstre automobile.
Encore, dans les faubourgs et les anciens villages annexés, étions-nous épargnés.
Le petit peuple survivait dans ses méandres urbains, héritier désarmé de l'esprit insurrectionnel quasi-permanent de la Ville
depuis dix siècles, attendant sans le savoir
l'exil dans les riantes banlieues mouroirs de la Vème République.
J'aimais cette Ville désinvolte brodée de terrains vagues, pleine de recoins lugubres,
de courbes, d'arêtes défiant les vertus de l'alignement imbécile.
J'aimais cette Ville, parce que
vibraient encore dans ses artères toute l'histoire de son peuple, la mémoire chancelante de ses
colères, les traces des milliers d'enfances qui avaient précédé la mienne...
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